Wednesday, January 19, 2011

Samtskhe-Djavakhétie, une bombe à retardement entre la Géorgie et l’Arménie ?



http://www.eurint.ch/IMG/pdf/eurint_n12_fr-2.pdf

Région de Géorgie située sur la frontière avec l’Arménie et la Turquie, la Samtskhe-Djavakhétie est majoritairement peuplée d’Arméniens et entretient avec les autorités centrales géorgiennes des relations difficiles. Elle est, de longue date, au coeur de rivalités entre l’Arménie et la Géorgie. Ainsi, les deux Etats - à l’époque alliés des Occidentaux - se sont affrontés du 13 au 31 décembre 1918 lors d’un conflit lancé quelques jours avant l’ouverture de la conférence de paix à Paris. Une médiation franco-britannique mit alors fin à cette guerre, laissant la région sous administration géorgienne à la condition que les Arméniens soient associés au pouvoir local. En 1921, Staline, alors commissaire du peuple chargé des nationalités, confirmera l’appartenance de ce territoire à la Géorgie.

Jusqu’à la chute de l’Union soviétique fin 1991, la région de Samtskhe-Djavakhétie a été directement administrée par Tbilissi, alors que d’autres territoires (Abkhazie, Adjarie et Ossétie du Sud) se sont vu accorder un statut de république ou de région autonome. A la chute de l’URSS, ces trois dernières entités autonomes se rebellent contre le pouvoir géorgien, lui-même décidé à réorganiser totalement son « Etat-nation ». Jusqu’à nos jours, Adjarie mis à part, cette question des nationalités reste à l’agenda de la Géorgie, défaite en 2008 par la Russie lors de la « guerre des cinq jours » en Abkhazie et en Ossétie du Sud.

Au cours des vingt dernières années, les Arméniens de Samtskhe-Djavakhétie ont tenté de faire entendre leur voix. Sous le premier président géorgien, le très nationaliste Zviad Gamsakhourdia, les Arméniens de Samtskhe- Djavakhétie avaient - comme tous les Arméniens - le regard tourné vers la guerre du Haut-Karabakh. Plusieurs Arméniens originaires de Samtskhe-Djavakhétie s’y sont d’ailleurs battus entre 1990 et 1994. Sous la présidence d’Edouard Chevardnadze (1993-2003), la Samtskhe-Djavakhétie, économiquement sous-développée, a été totalement abandonnée par le pouvoir central géorgien, méfiant envers cette région considérée comme pro-russe. Elle abritait alors la 62e base de l’armée russe et vivait grâce au commerce établi entre les soldats et la population locale. Les monnaies en circulation étaient d’ailleurs plus le dram arménien et le rouble russe que le lari géorgien. Petit à petit, la région de Samtskhe-Djavakhétie se démarque de sa tutelle géorgienne. Notons qu’il existait, au début des années 2000, un plan de rapprochement stratégique entre l’Adjarie du satrape pro-russe Aslan Abashidze, les leaders autonomistes arméniens de Samtskhe-Djavakhétie et l’Arménie, où plusieurs partis politiques de l’opposition comme de la majorité avaient quelques antennes dans la région géorgienne. Leur objectif était simple : permettre à l’Arménie de fluidifier son commerce jusqu’au littoral de la mer Noire à Batoumi et permettre à la Russie de déstabiliser la Géorgie en favorisant l’émancipation de l’Adjarie, véritable plaque tournante du commerce légal ou illégal dans la région. « La Révolution des roses » met un terme à ce plan. En mai 2004, le nouveau pouvoir géorgien aux mains de Mikheïl Saakashvili renverse Aslan Abashidze, qui est exfiltré à Moscou. Depuis le printemps 2004, la situation dans la région de Samtskhe-Djavakhétie s’est considérablement dégradée, mais un voile épais de précautions diplomatiques et stratégiques a permis de repousser une escalade de violence dont les conséquences seraient dévastatrices pour la Géorgie et l’Arménie.

L’affaire Chakhalyan ravive les tensions avec Tbilissi. En apparence tout est calme dans la région de Samtskhe- Djavakhétie, située au croisement des relations entre l’Arménie et la Géorgie d’une part et des plans stratégiques russes et américains d’autre part. Officiellement, Erevan et Tbilissi parlent de responsabilité mutuelle dans la paix dans la région. Pour Erevan, il faut éviter un « second Karabakh » et protéger le seul axe commercial assurant l’essentiel de l’approvisionnement terrestre du pays. Même si les taxes douanières sont très élevées, Erevan n’a pas le choix, son développement passe par cette route stratégique géorgienne et donc la région de Samtskhe-Djavakhétie. Pour Tbilissi, il faut éviter une « troisième Abkhazie ». Les Géorgiens tirent fiscalement profit des flux de marchandises en direction de l’Arménie. Et comme ils tiennent à leur rôle de pivot régional entre les deux républiques ennemies, l’Arménie et l’Azerbaïdjan, Tbilissi veut éviter d’importer le conflit arméno-azerbaïdjanais dans ses provinces méridionales, où les Azerbaïdjanais de la région de Marneuli sont les voisins des Arméniens de Samtskhe-Djavakhétie. Cette realpolitik qui fonctionne jusqu’à maintenant dans les relations entre l’Arménie et la Géorgie se heurte cependant aux calculs stratégiques de la Russie. Moscou n’a jamais caché ses intentions de refaire en Samtskhe-Djavakhétie ce que les services de renseignements et l’armée russes ont fait en Abkhazie et en Ossétie du Sud : déstabiliser Tbilissi à partir d’une manipulation des minorités nationales. En 2005, notamment, les Arméniens de Samtskhe-Djavakhétie ont manifesté leurs inquiétudes après la fermeture de la base militaire russe d’Akhalkalaki, conformément à l’accord signé en 2004 entre Tbilissi et Moscou. Abandonnés et privés d’investissement de la part du pouvoir central géorgien, les Arméniens de Samtskhe-Djavakhétie ont des velléités d’autonomisation et revendiquent auprès des autorités géorgiennes un nouveau statut administratif. Des incidents éclatent le 11 décembre 2005 lors du licenciement des agents d’origine arménienne du bureau de la douane à la frontière avec l’Arménie et leur remplacement par des fonctionnaires géorgiens de souche originaires d’autres régions du pays. Des incidents qui illustrent un nouvel imbroglio régional entre un nationalisme géorgien sur la défensive face à toute expression alternative qualifiée de pro-russe et un irrédentisme arménien non moins anxieux vis-à-vis de tout ce qui émane du pouvoir géorgien, considéré comme réactionnaire et anti-arménien.

Un leader naît alors : Vahagn Chakhalyan, dirigeant du mouvement Djavakh uni. En 2006, Vahagn Chakhalyan est arrêté par la police géorgienne pour détention d’armes et participation à un rassemblement public non autorisé. En 2009, il est condamné à 10 ans de prison ferme à la suite d’un procès bâclé. Incarcéré à la prison de Gldani de Tbilissi puis dans le quartier de haute sécurité de la colonie pénitentiaire de Rustavi, il est passé à tabac en avril 2009 puis au printemps 2010.

Il n’en fallait pas plus pour que les Arméniens de Géorgie transforment l’affaire Chakhalyan en cause nationale et appellent l’Arménie et la diaspora arménienne à la rescousse. Un comité de défense est créé, le conseil de coordination de défense des droits des Arméniens du Djavakh - nom que les Arméniens donnent à la région de Samtskhe-Djavakhétie. Ce conseil ouvre des antennes en Arménie, en Europe, notamment en France. Aussitôt, plusieurs militants arméniens et les avocats français sont interdits de séjour en Géorgie : Shirag Torosyan, député arménien du Parti Républicain, parti au pouvoir en Arménie, et dirigeant de l’Organisation patriotique Djavakh ; Igor Muradyan, intellectuel arménien ancien leader du mouvement du Karabakh, mais aussi Sevag Arzruni, un Français originaire du Liban et dirigeant du mouvement Union Yerkir pour le rapatriement et la réinsertion ; Eduard Aprahamyan, du Centre d’analyse Mitq ; David Rstakyan, de l’organisation Djavakh Virk ; Norik Karapetyan du Mouvement démocratique Djavakh ; et enfin les avocats français de Vahagn Chakhalyan. Tous sont déclarés persona non grata à Tbilissi. Seuls les avocats géorgiens de Vahagn Chakhalyan peuvent agir librement pour la défense de leur client. De son côté, le conseil pro-Djavakh a porté plainte contre la Géorgie en septembre 2010 devant la Cour européenne des droits de l’homme en soutien à Vahagn Chakhalyan. Il entend ainsi obtenir sinon sa libération, du moins un nouveau procès plus équitable cette fois.

Erevan clame le jeu. Les autorités géorgiennes se disent dans leur bon droit à l’égard des Arméniens de la région de Samtskhe-Djavakhétie. Pendant la « guerre des cinq jours », l’aviation russe avait distribué des tracts à cette population locale sur lesquels il était écrit en arménien que l’armée russe ne s’en prendrait pas aux personnes et biens appartenant aux Arméniens. Mais Erevan fait son possible pour calmer les manifestations et éviter un embrasement de la région. D’ailleurs l’Arménie ne reconnaît pas l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud au lendemain de la guerre contre la Russie. Elle avait pourtant tout intérêt à le faire puisqu’elle est directement impliquée dans le règlement du Haut-Karabakh. Cette pondération arménienne à l’égard de la Géorgie, qui a suscité la colère de Vladimir Poutine, lequel a refusé de rencontrer le président arménien Serge Sarkisyan de l’été 2008 à novembre 2010, a permis d’assouplir la position géorgienne. Des investissements dans les infrastructures de Samtskhe-Djavakhétie ont été lancés, sans pour autant que ne soit mis un terme mettre un terme aux programmes de géorgisation dans la région. A chaque rencontre entre les présidents arménien et géorgien ou leur gouvernement respectif, le ton est à l’apaisement et la priorité aux échanges économiques. A tel point que le ministre arménien des affaires étrangères Eduard Nalbandyan a gardé le silence lorsque son homologue géorgien, Grigol Vashadze a, lors d’une conférence de presse à Erevan, le 4 octobre 2010, répondu à une question sur le Djavakh posée par un journaliste arménien dans l’assistance : « Je ne sais pas ce que signifie le Djavakh, il n’y a pas de région du Djavakh sur la carte ».

Sur le fond, rien n’a donc changé et la situation est loin de se stabiliser si l’on croit les conclusions de Roland Blum (UMP) et de Christian Bataille (PS), deux députés français co-rédacteurs d’un rapport parlementaire rendu public en mai 2010. Si, d’un côté, Tbilissi redistribue des crédits dans la région, inaugure à Akhalkalaki ou Akhaltsikhé de nouvelles routes ou nomme des Arméniens (Arsen Karapetyan et Samvel Petrosyan) comme chefs de la police géorgienne à Ninotsmida et Akhalkalaki, les populations arméniennes se méfient du nationalisme géorgien qui gagne, outre le domaine politique, les affaires éducatives et religieuses. Les Arméniens accusent en effet l’église orthodoxe géorgienne de faire main basse sur des églises arméniennes en Géorgie, ce qui provoque de sérieux troubles dans les relations entre les Saints sièges arménien et géorgien. Ce nationalisme ne prend pas seulement les Arméniens pour cibles. Tbilissi cherche à faire entrer dans le rang toutes les autres nationalités, y compris les Azerbaïdjanais, alors que les relations avec Bakou sont excellentes (même si les rapports entre Mikheïl Saakashvili et son homologue azerbaïdjanais, Ilham Aliev, sont loin d’être harmonieux, le second critiquant ouvertement le premier pour son aventurisme en 2008). Résultat : Tbilissi joue la carte du pourrissement et de la lassitude, poussant indirectement les Arméniens et les Azerbaïdjanais à quitter la Géorgie.

Le rôle de la diaspora moscovite. Dans cette configuration où tout le monde se méfie de tout le monde, mais où tout le monde a besoin de chacun pour préserver ses intérêts et un semblant d’ordre public, Moscou s’est appuyé sur un nouvel instrument : la diaspora arménienne de Samtskhe- Djavakhétie en Russie. En juillet 2010, ce mouvement a exigé le renvoi du ministre géorgien de l’éducation pour dénoncer les programmes d’assimilation mis en place par Tbilissi. L’Arménie et la plupart des leaders arméniens de Samtskhe-Djavakhétie refusent toutefois cette tactique frontale à l’égard de la Géorgie. Ils préfèrent prendre Tbilissi à son propre jeu : si Mikheïl Saakashvili aspire à faire de la Géorgie le pays le plus conforme aux normes occidentales, il devra respecter les conventions européennes sur les droits des minorités nationales qui garantissent dans chaque Etat un développement de leur langue et de leur culture. Toute autre politique, qu’il s’agisse d’une demande d’autonomie ou d’une stratégie de violence à l’égard des Géorgiens, ne donnerait rien. Cette position, qui frappe par son bon sens, n’est pas cependant à l’abri d’un changement soudain. En effet, en cas de normalisation des relations entre la Turquie et l’Arménie, avec ouverture de la frontière à la clé, l’équilibre fragile de Samtskhe-Djavakhétie pourrait se rompre. L’Arménie, qui aurait moins besoin de la route géorgienne pour ses approvisionnements, serait susceptible de réduire ses pressions sur la population arménienne de la région. Une bombe à retardement qui pourrait créer les conditions d’un nouveau bras de fer entre l’Arménie et la Géorgie.

No comments:

Post a Comment