Saturday, August 28, 2010

Armen Ayvazyan, Docteur en Sc. Politiques - Les Fondements de l'Identité Arménienne ou "Qui est Arménien?"








Les fondements de l’identité arménienne


A l’heure où l’Arménie et les Arméniens sont confrontés à des problèmes d’une très grande complexité, la question de l’identité arménienne n’est pas seulement un débat académique : elle revêt une grande signification et a de sérieuses conséquences pratiques.
Une forte identité nationale est un atout stratégique pour la construction et la consolidation d’un Etat-nation. Au contraire, la dilution de l’identité nationale ne favorise pas, pire, elle nuit au rassemblement des individus et de la société, indispensable à la résolution des problèmes du pays et à l’achèvement de ses objectifs.
Après tout, qui peut être considéré comme Arménien aujourd’hui ?
Il est indispensable de répondre à cette délicate question qui concerne le ressenti de millions de gens (et plus spécialement nos compatriotes de l’étranger). Pour traiter cette question, il est impératif de présenter la réalité – sous toutes ses facettes- dans laquelle se trouve la nation arménienne. Nous devons voir et accepter ces faits irréfutables au lieu de les ignorer comme le fait une part non négligeable des Arméniens, y compris l’élite du pays.
Ainsi :
Fait n°1 : La nation est menacée d’anéantissement sur ses terres ancestrales – ou ce qu’il en reste- c'est-à-dire en Arménie, en Artsakh et au Djavakhk. Cette menace a des origines multiples et interconnectées.
a) La possibilité d’une agression armée de l’Azerbaïdjan
b) Une crise démographique aigüe (on compte déjà plus d’un million de départs et la continuation de l’émigration a un impact négatif sur la viabilité de tous les secteurs d’activité)
c) La stagnation du processus de renforcement de l’Etat arménien et de ses institutions
d) La doctrine de sécurité nationale de l’Arménie est à l’état d’abandon. Le document « Stratégie de sécurité nationale de l’Arménie » publié en février 2007 est simplement déclaratif et, selon le communiqué officiel, a été rédigé conformément à la méthodologie et au style rédactionnel des experts de Washington, Moscou et Bruxelles. En conséquence, on n’y trouve pas une orientation claire en matière de politique étrangère, qui aurait pour fondements les intérêts de la nation.
e) La lourde dépendance de l’Arménie vis-à-vis des puissances étrangères
f) Les tensions sociales et régionales (parmi lesquelles l’antagonisme, artificiellement créé mais dangereusement persistant entre Arméniens et Gharabaghtsis, une totale perte de confiance dans le personnel et les institutions politiques, la confiscation du processus de prise de décision.
g) L’absence totale de lutte contre la corruption qui a envahi tous les secteurs de la vie économique et sociale.
h) L’absence d’une politique linguistique entraînant une grande vulnérabilité de la langue arménienne.
i) La politique adoptée par la Géorgie consistant à chasser les Arméniens du Djavakhk par toutes contraintes – administrative, économique, morale, culturelle, démographique, linguistique- et même par la démonstration et l’usage de la force.
Une mention particulière concerne la menace la plus aigue : la grande probabilité d’une attaque azérie, préparée minutieusement et planifiée avec méthode, avec l’aide directe et indirecte de la Turquie. Son succès signifierait non seulement l’occupation de l’Artsakh et des terres libérées, mais la disparition pure et simple de l’Arménie puisqu’ensuite (ou même simultanément), le dernier bastion séparant encore les 2 alliés, le Siounik, privé du bouclier de l’Artsakh, deviendrait très vulnérable. Les voies de communication déficientes entre le Siounik et la région centrale de l’Arménie, l’impossibilité de créer des positions de repli, la démoralisation qui suivrait la chute de l’Artsakh, la maîtrise par l’adversaire de systèmes modernes d’artillerie mettant tout le Siounik à portée de tir, réduirait pratiquement à 0 la capacité de défense de cette région stratégiquement vitale. Pris dans l’étau turco-azéri, le reste de l’Arménie se réduirait à un ghetto, une espèce de Swaziland caucasien, et sa destruction par des moyens, sinon militaires, du moins économiques, politiques et psychologiques ne serait qu’une question de temps. Privée de perspectives de développement solides, l’Arménie ne pourrait plus représenter un pôle d’attraction potentiel pour les millions d’Arméniens éparpillés à travers le monde. L’émigration massive qui s’ensuivrait provoquerait un tel affaiblissement de l’Arménie qu’elle serait facilement absorbée par la Turquie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie. L’Arménie a certes empêché la réalisation de ce scénario dans les années 90 mais les alliés turco-azéris chercheront une revanche si le peuple arménien ne s’est pas doté d’une défense efficace.
Fait n°2 : Le peuple ne peut survivre sans la survie de l’Arménie – c'est-à-dire sans un Etat et sans un peuple arménien vivant dans ses frontières.
Fait n° 3 : L’Arménie disparue, la diaspora ne serait pas en mesure de perpétuer la nation arménienne (ce qui est bien autre chose que la simple préservation de la langue et de la culture arméniennes).
Fait n°4 : Durant la dernière décade, l’inévitable processus d’assimilation de la diaspora s’est accéléré fortement et atteint un niveau inégalé. En particulier, les fortes communautés arméniennes du Proche-Orient (où les mariages mixtes étaient jusqu’à récemment peu nombreux et où les écoles et autres institutions communautaires fonctionnaient si efficacement) s’amenuisent d’année en année à cause de l’émigration. D’ici 20/30 ans, des communautés naguère florissantes du Liban, d’Iran et de Syrie ne subsisteront, dans le meilleur des cas, que des îlots communautaires, ce qui s’est précisément produit en Irak. En Russie et dans les pays occidentaux développés, les Arméniens sont victimes d’une assimilation extrêmement rapide.
Fait n° 5 : Sans langue arménienne il n’est pas de culture arménienne. La langue, en même temps que l’Etat et le territoire sous son contrôle, est le fondement et le moyen le plus important de préservation de la nation arménienne. C’est grâce à la présence en Arménie d’une partie du peuple arménien, parlant, écrivant et faisant œuvre créatrice en arménien, que nombre de nos compatriotes, particulièrement en diaspora, se sentent Arméniens sans connaître la langue arménienne. Imaginons un instant que les Arméniens d’Arménie aient oublié leur langue maternelle et qu’ils communiquent, s’éduquent, écrivent et créent en russe, en anglais ou en chinois : cela signifierait tout simplement la fin de la civilisation, de la culture, et plus généralement de la nation arméniennes. Or la question de la préservation et de l’épanouissement de la langue et de la culture est un défi redoutable que doit relever l’Arménie. Comme indiqué plus haut, il est la conséquence de la diminution du nombre de locuteurs (due à l’émigration) ainsi que du nombre de locuteurs potentiels (nos enfants scolarisés à l’étranger) et de l’absence d’une politique gouvernementale de protection de la langue. Après 16 années d’indépendance, il est grand temps de mesurer à sa juste valeur le rôle fondamental et la place de la langue dans la vie de la nation. Cette tâche n’est accomplie ni par les élites politiques, ni par la majeure partie de l’intelligentsia. Au contraire, la pensée politique concernant la langue et aussi bien d’autres domaines fondamentaux est en régression.
Conclusions.
Conclusion 1.
La nation arménienne est contrainte à une lutte déterminée pour sa survie sur ce qui reste du territoire national, préservé au prix d’énormes sacrifices. En d’autres termes, le peuple arménien est un organisme dédié à la lutte vitale pour sa survie.
Conclusion 2.
Les lignes de front essentielles de ce combat pour la survie sont non seulement constituées par les frontières séparant la Turquie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie, mais comportent aussi les fronts intérieurs que sont la démographie, l’économie, la protection sociale, la recherche scientifique, l’éducation etc. L’émigration, quels qu’en soient les motifs, éloigne totalement ou partiellement du champ de bataille central - l’Arménie- les Arméniens qui y recourent. Inversement, leur retour constitue un renfort indispensable. En nous basant sur les considérations stratégiques ci-dessus, tentons de répondre à la question suivante : qu’est-ce qu’un Arménien et en quoi se distingue-t-il d’une personne d’origine ou de naissance arménienne.
Est Arménien qui :
1) reconnaît comme seule patrie l’Arménie dans ses frontières actuelles et dans ses dimensions historique et géographique,
2) a des liens sentimentaux solides avec l’Arménie – son territoire, son peuple, sa langue et sa culture,
3) se sent une responsabilité personnelle concernant le destin de l’Arménie et assume les obligations politiques permettant de l’assurer,
4) au cas où il vivrait à l’étranger, envisage pour lui et sa famille toutes les possibilités de retour,
5) est un vecteur de la culture et de la langue arméniennes ou envisage de le devenir,
6) se préoccupe de maintenir sa descendance dans l’arménité notamment en lui transmettant la connaissance de la langue et l’héritage culturel.
Ceux de nos compatriotes qui affirment que leur patrie n’est pas l’Arménie mais le pays où ils sont nés ou bien dont ils sont citoyens, qui ne se sentent aucune responsabilité politique ou morale envers l’Arménie, qui n’envisagent pas d’y vivre un jour, qui ne souhaitent pas être les vecteurs de la langue arménienne, qui s’accommodent consciemment ou non des tendances inévitables à l’assimilation de leur descendance, peuvent être considérés comme d’origine arménienne puisqu’en réalité ils sont soit cosmopolites ( citoyens du monde) soit nationaux d’un autre pays. Et cela n’a aucune importance que ceux-ci se prétende en se tapant sur la poitrine les véritables Arméniens (une vraie automystification !) Le fait est que ces personnes se sont éloignées pour des raisons diverses de la vie de la nation et n’y ont personnellement aucune participation, qui plus est à un moment très périlleux pour le pays. Précisons ici que la génétique est très secondaire, s’agissant de l’identité nationale, arménienne ou autre. La véritable identité d’un individu est à la mesure de son implication dans la vie de telle ou telle nation. Ainsi, il faut différencier l’Arménien de l’Arménien d’origine. Il ne s’agit pas d’un jugement moral. Simplement, le second ne veut ni ne peut rien sacrifier de sa vie au salut de la nation et a déjà fondamentalement une conscience différente de son appartenance nationale. Il serait utile que les Arméniens d’origine reconnaissent, honnêtement, sans hypocrisie et sans auto-mystification cette vérité : ils ont quitté le champ de la vie nationale. Néanmoins, 2 chemins s’ouvrent devant eux : une assimilation définitive ou bien le retour aux racines arméniennes par la redécouverte de la culture et de la langue arméniennes et la participation à la vie de la nation. Dans ce sens, une large fraction de la diaspora est constituée d’Arméniens ayant la capacité d’un tel retour aux sources. Malheureusement, en Arménie même, ils ne sont pas rares les Arméniens aliénés, qui se sont éloignés totalement ou partiellement de la langue, de la culture et de la vie politique arméniennes, et sont devenus inconscients et/ou indifférents à la menace générale d’anéantissement de l’arménité. Je voudrais répéter ce que j’ai écrit bien souvent. La préservation de l’arménité à l’étranger ne peut être un objectif en soi. Le véritable objectif de la diaspora est sa réunification sur le territoire national, c'est-à-dire dans l’Arménie d’aujourd’hui, sous la protection de son Etat et de ses forces armées. Considérer la préservation de l’arménité comme un objectif en soi (ainsi que le fait une importante partie de la diaspora) affaiblit considérablement les éléments constitutifs de cette même préservation. Malheureusement, le combat pour la survie physique est le socle de l’activité de l’ethnie arménienne. Cette activité constitue précisément le pilier de l’identité arménienne, à travers un engagement direct et personnel afin de faire aboutir les objectifs nationaux.
Dans les conditions actuelles, quels sont-ils ?
- la préservation à n’importe quel prix de la sécurité de l’Arménie dans cet espace formant un tout et absolument indispensable constitué par la RA, la RHK et les territoires libérés tout autour. Espace dans lequel l’Arménie se maintient depuis l’indépendance.
- Le renforcement démographique du peuple arménien dans sa patrie
- La survie des Arméniens du et au Djavakhk
- La construction d’un Etat respectant la justice sociale, les principes démocratiques, protégeant et favorisant la langue, la culture et les autres valeurs nationales.
En chemin, d’énormes obstacles devront être surmontés, pratiques, idéologiques, psychologiques. La pensée stéréotypée, les idées reçues entretiennent la confusion des esprits. Ces obstacles émanent de milieux non-arméniens mais ils prennent vie grâce aux organisations politiques arméniennes qui, depuis longtemps ou plus récemment, sont les instruments serviles des puissances étrangères. L’engagement dans le combat pour atteindre ces objectifs donnera aux Arméniens une telle accumulation d’émotions, de sentiments et de connaissances que sa résistance ethnique s’en trouvera renforcée. Naîtra alors l’envie et l’exigence d’acquérir les éléments fondamentaux de la conscience que sont la langue, la culture, les traditions et les coutumes et d’en devenir les vecteurs.
En résumé, et pour conclure, l’Arménie en tant qu’Etat et nation est engagée dans une lutte de longue durée contre des forces – celles de la Turquie et de l’Azerbaïdjan- supérieures en nombre, en ressources et étendue. Dans ces conditions, l’atout essentiel des Arméniens, leur caractéristique naturelle et fonctionnelle sera d’assumer la responsabilité du destin de la patrie. Chacun selon sa force et ses moyens.
Voici pour finir l’extrait d’un poème de Raphael Patkanian « Arménien et arménité » écrit en 1855 :
Qui est Arménien, celui qui parle arménien ?
Ou bien celui dont le nom se termine en ian
Ou qui mange à chaque repas tolma et pilav
Ou qui arbore toujours costume et chapeau arméniens
Qui est Arménien ? Celui qui va à la messe à l’église arménienne ?
Qui va à confesse au moins 4 fois l’an ?
Qui de sa vie n’a jamais rompu le jeûne
Qui se signe au moindre bâillement
Non mon cher, la nationalité ne relève pas de l’habitude
L’arménité n’est pas même un privilège acquis par la naissance…
Si tu es Arménien, les Arméniens tu dois respecter
L’Arménie sera pour toi l’étoile de l’espoir
Aime ta nation non par des mots creux
Aime-la comme toi-même
Pour son salut sacrifie tout, si nécessaire
Même ta vie, donne ton sang en sacrifice
Sans attendre en retour aucun remerciement

Au milieu du 20ème siècle c’est la même idée que développait Gareguin Njdeh en écrivant :
« Arménie ! Celui qui n’a pas su mourir pour toi quand tu étais en danger, et qui ne le fera pas plus demain qu’hier, celui-là n’est pas ton enfant. Il n’est pas Arménien. »
Cette coïncidence signifie une chose : le combat à la vie à la mort de l’Arménie dure depuis près d’un siècle et demi.


Armen Ayvazyan.
Docteur es sciences politiques. Directeur de l’institut d’études stratégiques « ARARAT » de Erevan.
Traduction : Mooshegh Abrahamian

Notes :
Raphael Patkanian : Œuvres complètes. Erevan.1963. Pages 40-42.
Gareguin Njdeh : Metz Gaghapar. Erevan.2002. Page 50.

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